CHAPITRE PREMIER

 

 

 

 

Le visage tordu par la terreur qui venait de l’envahir, il courait, courait. Les cris des autres, derrière, ne l’atteignaient même plus. Son cerveau semblait bloqué, paralysé par cette peur ignoble, monstrueuse.

Il n’avait guère parcouru qu’une centaine de mètres, mais déjà il était à bout de souffle. Le visage levé, il happait l’air comme un désespéré sur le point de se noyer. Le vieil appel au secours résonnait dans sa tête : « Maman ! »

En arrivant au coin de la rue, il sauta du trottoir, entre deux voitures mal garées, heurtant un pare-chocs. Il ne sentit pas la douleur, n’enregistra pas plus le déséquilibre de sa course. Il était au-delà.

Lorsque le second coup de feu claqua, il n’entendit pas le sifflement de la balle, près de son épaule gauche. Il ne se rendait plus compte de rien, courant droit devant lui, incapable de choisir son chemin. Ce fut le hasard qui le fit obliquer : une poubelle renversée en travers du trottoir.

L’obscurité du passage étroit ralentit sa course, lorsque le message atteignit un neurone de son pauvre cerveau. Pas suffisamment en tout cas pour le faire stopper à temps et il heurta brutalement un mur. Rebondissant comme un ballon mal gonflé, il roula au sol jusqu’à un tas de caisses vides. Cette fois il était au bout du rouleau et il ne bougea plus, le corps raidi dans l’attente du coup.

Il n’entendit pas les voix, dans la rue, les pas de l’homme qui pénétra dans le passage, scrutant les encoignures de portes, cherchant une silhouette aplatie contre un mur mais ne songeant pas à examiner ce tas de détritus, sur le côté… Et quand l’homme rejoignit les autres, criant qu’il n’y avait rien par là, il resta sans bouger. Il n’avait toujours rien entendu…

Plus tard, beaucoup plus tard, ses yeux cillèrent comme s’il se réveillait d’un cauchemar. À gestes gauches, il se redressa, grimaçant lorsque son mollet toucha quelque chose. Il se traîna jusqu’au mur le plus proche pour s’y adosser. Ses yeux le démangeaient et il y porta la main. Lentement, comme au sortir d’un coma, son cerveau recommença à fonctionner.

Il dut rester longtemps comme ça, assis, immobile, car le soleil arriva jusqu’à ses jambes. La fin d’après-midi était là. Au bout d’un moment il se rendit compte que ses yeux étaient en train de lire un journal froissé, sortant à demi d’un vieux carton.

« 2 février 198… » Le reste avait disparu. Le titre s’étalait en grandes lettres noires : « QUE NOUS ARRIVE-T-IL ? »

Un vague sourire tordit sa bouche. Il se pencha et attira la feuille à lui, reconnaissant France-Soir. Bon Dieu, France-Soir ! C’est comme si on lui avait parlé de la guerre de 70. Tout ça était si loin… Pourtant il n’y avait guère que… Voyons, février ça faisait un peu plus de deux mois. Autant dire deux millénaires.

Machinalement, il commença à lire l’article :

« On le sait aujourd’hui, les savants du monde entier l’ont avoué, ce mal foudroyant qui a frappé la Terre, car il faut maintenant parler de planète et non de pays, c’est la comète Fech 1 qui nous l’a apporté ! Combien d’hommes parmi les centaines de millions qui ont passé une partie de la nuit dehors, il y a maintenant un mois et onze jours, pour admirer le spectacle fantastique, auraient pu se douter qu’ils étaient en train de regarder la mort. Oui, cette somptueuse comète et sa chevelure lumineuse, c’était la mort.

« Les médecins qui ont donné l’alarme, lorsque les premiers cas de détérioration du plasma sanguin se sont révélés, étaient loin de se douter de l’étendue du fléau. Aujourd’hui on sait. On sait que la comète Fech 1, éjectée du nuage d’Oort, près du soleil, et lancée sur une orbite parasite, est venue passer dangereusement près de la Terre, abandonnant son orbite osculatrice, comme disent les astronomes, c’est-à-dire son orbite calculée. Et sa queue, composée de particules et de gaz, est venue caresser l’atmosphère terrestre. Une caresse mortelle puisqu’elle a déjà assassiné entre cinq cents et huit cents millions d’individus. Personne ne connaît actuellement le chiffre exact des victimes… »

Le journal se mit à trembler entre ses mains. Catherine… Tout lui remonta en mémoire. Les huit jours d’agonie de Catherine, son sourire, sa peau blême, ses joues creuses… Et puis l’horrible trajet.

Il n’y avait plus de pompes funèbres. Seulement un gigantesque four crématoire, aux portes de Paris, un incinérateur géant qui ne servait plus qu’à brûler les cadavres. Les monceaux de cadavres que personne ne pouvait plus enterrer.

C’était la même chose en province. Il n’y avait plus assez de vivants pour enterrer les morts, alors on les brûlait. Quelquefois dans la rue même, en les aspergeant d’essence. Et l’odeur infâme s’était répandue. « Brûlez-les ! » D’immenses affiches rappelaient aux vivants que les morts représentaient un terrible danger d’épidémie, que désormais les vivants devaient d’abord penser aux vivants.

Alors il avait pris Catherine dans ses bras et l’avait transportée jusqu’à sa voiture, gémissant lorsque le corps heurtait un mur de l’escalier, lui parlant, lui demandant pardon d’il ne savait quoi. D’être encore vivant peut-être, de n’avoir pas eu le courage de mourir avec elle. Mais s’il l’avait fait, qui se serait occupé d’elle ? Son corps serait resté sur leur lit, se décomposant lentement.

Il passa une main devant ses yeux, pris de tremblements nerveux, au bout du chagrin. Il ne fallait plus penser à cette journée horrible. Plus penser… Si seulement il trouvait la force de se supprimer. Rien ne l’avait préparé à ça, il n’était pas de la race des héros. Rien qu’un pauvre bougre comme tout le monde. Un individu moyen dans une population moyenne, assez lucide pour savoir que les personnages hors du commun ne courent pas les rues, précisément. « Moi, je ne suis pas comme tout le monde… » Tu parles. Une phrase conne, prononcée des milliards de fois par jour par autant de cons.

Il leva la tête vers le ciel bleu pâle. Le soleil frappait les vitres des derniers étages. Une belle journée d’avril. Des pigeons volaient tranquillement, traversant rapidement le passage au-dessus des toits. Rien de changé pour eux.

Pourquoi les animaux n’avaient-ils guère été touchés par la maladie du sang ? C’était injuste, injuste… Pourquoi cette histoire de sous-groupe sanguin AB quelque chose + ? Pourquoi ce petit nombre d’individus seulement étaient-ils seuls capables de fabriquer les anticorps nécessaires pour survivre ? Pourquoi Catherine n’avait-elle pas été, comme lui, AB quelque chose + ? Chez les animaux, seuls les plus âgés étaient morts, pourquoi pas la même chose chez les hommes ? À trente ans elle aurait vécu… Catherine.

Des larmes coulaient sur ses joues pas rasées. De longs sanglots le secouaient sans qu’il puisse réagir. Il murmura le nom de sa femme, les poings serrés, les jointures blanches.

Peu à peu, il prit conscience du froid. Le soleil allait se coucher et la température baissait. Il frissonna dans son imper maculé de taches. Un clodo, il avait l’allure d’un clodo, et cette pensée lui fit secouer la tête. Tout le monde…, enfin ceux qui restaient encore, les AB machin et les condamnés chaque jour plus blêmes, finissait par avoir la même dégaine.

Et puis cette violence, partout. Les « blêmes » qui en voulaient à ceux qui survivraient et les traquaient, et les autres brusquement atteints d’un sentiment de supériorité. Comme s’ils étaient pour quelque chose dans les caractéristiques de leur groupe sanguin ! Et chacun y allait de ses fantasmes. Les viols, d’hommes et de femmes, étaient devenus courants, depuis une ou deux semaines.

Il frissonna encore et se dit qu’il fallait rentrer, aller rejoindre les autres à l’agence. Quelle injustice ça aussi. D’après les médecins, une personne seulement sur deux mille était de ce putain de groupe AB machin. Et sur les cinquante employés de l’agence il fallait qu’il y en ait six ! Six parmi ces connards, alors que Catherine…

Cette fois, le souvenir de sa femme n’amena aucun sanglot. Comme s’il avait trop pleuré et qu’il ne pouvait plus.

Il eut une sorte de haut-le-cœur à la pensée de retrouver les autres. Là-bas aussi on liquidait les comptes. Chef de produit, à trente-sept ans, ce n’était pourtant pas extraordinaire, mais sa nomination avait fait des jaloux, bien sûr. Surtout parmi les jeunes loups qui se seraient bien vus à son poste alors qu’ils n’avaient pas vingt-six ans et à peine trois ans de véritable expérience de la pub. Bon Dieu, une campagne ça se cogite. Il ne suffit pas de trouver une fois de temps en temps un slogan qui marche.

Et les nanas étaient peut-être les pires. Les rancœurs ressortaient, c’était le règne du cul désormais. Du cul et de l’âge. Le nouveau slogan de l’agence aurait pu être « les jeunes au pouvoir, les vieux dans le couloir ». Ils avaient occupé les bureaux, celui du patron et le sien d’abord, et l’avaient foutu dans un couloir. C’est là qu’il dormait tant bien que mal, sur deux fauteuils face à face.

Yves Pradaines, la grande gueule, avait provoqué le clash, au début, quand il avait découvert qu’un groupe de survivants s’était formé là-bas. Il avait sorti un couteau et lui avait proposé un duel… Ça avait paru tellement absurde qu’il était resté sans voix, les yeux fixés sur cette lame contre sa poitrine. Il n’arrivait pas à croire ce qu’il était en train de vivre. Et puis c’était deux jours après la mort de Catherine, alors il n’avait rien fait, trop indifférent. D’ailleurs qu’aurait-il pu faire ? On ne lui avait pas appris à se battre, il n’était pas fait pour ça. Il n’avait rien répondu au grand con qui l’insultait. Depuis on l’appelait « la Loche ». Pradaines occupait son ancien bureau et lui ce foutu couloir. Mais il s’en foutait, il voulait seulement ne pas être seul.

Lentement, il se mit debout et grimaça quand sa jambe gauche porta. Son mollet le faisait souffrir. Il fit trois pas en boitant et comprit qu’il ne pourrait pas aller comme ça jusqu’à la rue de Rivoli. Lentement, il se rapprocha de l’entrée du passage, notant pour la première fois combien ses chaussures étaient bruyantes quand le talon heurtait le sol. Il s’immobilisa sur le trottoir, regardant à droite et à gauche.

Les rues étaient vides. Les brutes étaient parties chercher une autre victime. C’est en voyant un vélo, appuyé contre un mur, un peu plus loin, qu’il eut l’idée. Il y avait bien une vingtaine d’années qu’il n’était pas grimpé là-dessus, mais ça valait le coup d’essayer. Il l’enfourcha, appuya sur la pédale droite et démarra. Après deux ou trois vacillements corrigés trop brutalement au guidon, il réussit à trouver un équilibre et s’engagea franchement dans la rue.

Tout au bout il y avait un panneau de sens interdit et il eut le réflexe de s’arrêter. Mentalement, il haussa les épaules en songeant qu’il était décidément imprégné de la société, intoxiqué plutôt, et il s’engagea dans la rue qui débouchait plus loin sur la place de la Bastille. Plusieurs voitures étaient arrêtées au milieu et l’une d’elles contenait encore le corps de son conducteur. Sans se rendre compte de son imprudence, il traversa directement pour emprunter la rue Saint-Antoine, ne songeant qu’à retrouver du monde, ne plus se sentir seul.